Baptiste Morizot, « Manières d'être vivant » (épilogue)
December 31, 2023
Baptiste Morizot, « Manières d’être vivant », paru chez Actes Sud en 2021
Notre époque de crise écologique systémique est un temps où sont remises en jeu les relations envers les animaux, les végétaux, les milieux. Ces relations doivent être réinventées. On peut pour cela se laisser affecter par les traditions animistes, étant établi que leurs relations aux altérités vivantes sont plus riches que les nôtres. Mais je doute qu’embrasser aveuglément la cosmologie complète de peuples amérindiens, dans une sorte de conversion de masse, constitue une solution adéquate à notre situation.
Par quels aspects précis de l’animisme, alors, pourrait-on se laisser affecter, nous héritiers de la modernité naturaliste (cette cosmologie qui oppose la “Nature” d’un côté et les humains de l’autre) ? Il me semble que les relations que les animistes entretiennent avec les animaux, les plantes et les rivières sont profilées de manière à permettre d’entrer en contact avec les non-humains, pour permettre un “commerce” soutenable avec eux, au sens ancien de ce mot, qui qualifie l’interaction négociée, aussi pacifiée et mutuellement bénéfique que possible, dans un contexte cosmopolite, contingent, toujours au risque de la discorde et du conflit. Un point commun de ces relations animistes avec les autres vivants, si on se penche par exemple sur l’animisme décrit par Descola lorsqu’il évoque les relations “politiques” des Achuars avec les singes laineux qu’ils chassent et le maïs qu’ils plantent, c’est qu’elles doivent permettre d’établir une interaction, la négociation d’un modus vivendi, impliquant des formes de réciprocité et non d’égalité, car celle-ci est impossible de droit ou de fait (quelle égalité entre vous et chacune des millions de bactéries qui peuplent votre système digestif ?). Dans les cultures animistes, l’invariant de ces relations, ce qui les caractérise, ce n’est pas l’égalitarisme abstrait, c’est qu’elles exigent toujours des égards, même à la chasse pour tuer et manger un singe, même avec un animal dit “nuisible”, avec un framboisier ou un bosquet d’arbres sauvages dont on n’a pas d’usage. Voilà ce qu’on a perdu et nié avec le dualisme moderne tardif.
Les autres vivants, les milieux, étaient des entités auxquelles on devait des égards, des formes de réciprocité, du fait d’abord qu’elles font le monde qui nous fait. L’essence de la relation animiste, c’est-à-dire non moderne, avec d’autres formes de vie, c’est les égards. L’essence de la relation moderne, telle qu’inventée par ceux qui ont inventé l’idée tardive de “Nature”, à l’inverse, c’est l’inutilité des égards envers les vivants et les non-humains : leur irrationalité. Voilà l’essence de la “Nature” des modernes : comme matière dépourvue de sensibilité et de significations propres, comme réserve de ressources dans laquelle puiser, la nature est ce envers quoi il est irrationnel et infantile d’avoir des égards. On le voit bien dans le discours des “adultes” prétendument “sérieux”, en costume, qui dirigent le monde. Il serait “sentimental, absurde, arriéré, superstitieux” de manifester du respect ou de la compassion pour les animaux ou les végétaux, les rivières, les milieux. Pire : il faut dominer cette “Nature”, l’organiser, la mettre au travail, la soumettre pour qu’elle ne nous submerge pas. Voilà le fond de mépris tranquille mais réel du moderne moyen à l’égard de tout écologisme : il regarde avec condescendance l’irrationalité des “écolos” qui revendiquent des égards envers ce qui est pour lui de la simple “matière”. Ce que la naturalisme, cette conception du monde occidental tardive, a créé en inventant la “Nature”, ce n’est pas rien : ce sont les premières relations au monde qui se passent d’égards. L’humanité, à mon sens, n’avait jamais inventé une idée aussi folle auparavant.
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Pourquoi devrait-on des égards au monde vivant ? Mais parce que c’est lui qui a fait nos corps et nos esprits, capables d’émotions, de joie, de sens. C’est le monde vivant qui a sculpté toutes nos facultés jusqu’aux plus émancipatrices, dans un tissage constitutif avec les autres formes de vie. C’est lui qui nous maintient debout face à la mort, par sa perfusion continue et joyeuse de vie (cela s’appelle, entre autres, “respirer”). Débranchez ce lien à lui et tout est fini. C’est ce qu’on appelle l’éco-évolution. Conséquemment, la question s’inverse : comment a-t-on pu devenir assez fous pour croire qu’il est irrationnel d’avoir des égards envers ce qui nous a faits et qui assure à chaque instant les conditions de notre félicité possible ? Il faut inverser le fardeau de la preuve. C’est aux idéologues de la modernité de nous démontrer que ces égards sont irrationnels (souhaitons-leur bon courage).
Comment ont-ils opéré ce tour de passe-passe sur les derniers siècles ? Il leur a suffi de mécaniser le monde vivant, de le désanimer, de le désenchanter. D’imaginer un Dieu créateur, puis de projeter ce dernier hors du monde sensible, devenu donc profane, c’est-à-dire réserve de ressources faite pour notre bon plaisir, et destinée à produire de la “valeur” économique. Alors que c’était notre environnement donateur, au sens où il nous a tout donné, jusqu’à aujourd’hui et pour demain. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est que nos relations au vivant, aux abeilles pollinisatrices, aux forêts anciennes, aux animaux de ferme, à la microfaune des sols, sont à réinventer : ce sont ces égards qu’il faut repenser.
Il ne s’agit pas pour autant d’une nostalgie anti-moderne rêvant de temps anciens où l’on vénérait la “Nature”, où elle était sacrée : c’est précisément l’effort du concept d’égards que de déplacer tout le champ du problème en dehors de l’opposition entre sacré et profane, entre vénérer et exploiter. Car c’est là toujours le même dualisme. Et d’ailleurs, sacraliser n’est pas une bonne description ethnographique de ce que les peuples non modernes font envers leurs milieux (qui n’est pas la “Nature”). Sacraliser est le concept dualiste que notre tradition a élaboré en contraste binaire avec “exploiter” : il y a le profane, matière à extraire sans égards, et le sacré, immatériel à ne pas toucher du tout (or les non-modernes, en fait, tuent, mangent, rusent, exploiter, cueillent, mais aussi sèment, récoltent, leur “sacré”). Les ethnographes modernes du début du XXe siècle n’ont souvent fait que projeter leur concept provincial dualiste de sacré sur les formes rituelles et pratiques des autres peuples, qui ne sont pas vénération et sacralisation absolues, mais relations *jamais dépourvues d’égards.
Et les égards se déploient sur un autre fond de carte cosmique que celui du dualisme visé. Ils ne s’opposent pas à l’usage ni à l’exploitation, au contraire : plus vous exploiter un milieu, plus vous lui devez d’égards, plus vous prenez à la terre, plus il faut lui restituer, mais à cette terre-là, et pas à un Dieu transcendant hors du monde, au bosquet sacré intact, ni au parc naturel. La logique conservationniste occidentale rend bien visible notre héritage dualiste : sanctuarisons absolument quelques pourcents de notre territoire national, quelques confettis, et nous pourrons exploiter en toute bonne conscience tout le reste comme de la matière à pressurer et gérer (ce que, dans un singulier twist de l’histoire, les modernes à la suite de Locke appellent “améliorer” la terre, en faire “bon usage”, c’est-à-dire la mettre au travail par l’organisation agricole maximisant les rendements de biomasse, essentiellement de céréales et de bétail de rente, pour nourrir les populations urbaines croissantes et, plus insidieusement, générer de la plus-value pour l’accumulation du capital).
S’il est absolument pertinent de laisser libres d’exploitation et en libre évolution de plus grands espaces, c’est le corollaire portant sur le reste, l’espace habité, qui est faux (on peut le pressurer sans égards). Il n’y a pas deux espaces, profane et sacré, il n’y a pas deux logiques de l’action (exploiter ou sanctuariser), il n’y a qu’un monde, et qu’un style de pratiques soutenable à son égard : vivre du territoire avec égards. Et il faut imaginer toute une gradation d’égards, qui vont parfois jusqu’à l’interdiction de toute forme d’exploitation pour les milieux qu’on laisse en libre évolution ; et qui prennent la forme des agro-écologies soutenables, diplomatiques, à l’autre extrémité du spectre.